Ivy L. Cromwell || Done

« Melle Cromwell, vous m'écoutez ? »

Alors que sa voisine lui assénait un coup de coude inutile, l'intéressée leva un regard noir sur celui qui lui dispensait des cours de mathématiques depuis deux longues années. Celle-ci serait la dernière. Cela faisait des semaines que le sommeil se refusait à elle, se dérobant après avoir fait miroiter milles et unes promesses sous ses yeux d'un vert étrangement délavé alors elle se souciait peu de ne pas être attentive au cours. Au moins le faisait elle dans un silence plus sourd que la mort ; aucune plainte n'osait jamais franchir la barrière douce et rosée de ses lèvres. Se plaindre de quoi ? Elle n'avait qu'une vie marquée du sceau de la banalité que les gens traversaient sans laisser, dans l'écho de leurs pas, rien d'autre qu'une adresse mail et un numéro de téléphone sur lesquels on ne savait plus mettre de nom. Seule la naïveté d'Ivy pouvait être blâmée, son innocence s'alliait à l'Espoir qui l'amenait dans des projets fous avant de se briser contre les remparts de la réalité. Un coup sec et elle s'effondrait. C'était son seul problème : elle avait toujours eu tout ce qu'elle voulait et même était plus que gâtée, elle voyait moins ses parents que certains mais jamais elle n'aurait eu l'idée de s'en plaindre, jamais personne n'avait violé son intimité de quelque manière que ce soit... Elle avait trouvé les ingrédients du bonheur parfait, les avaient dosés avec une rigueur merveilleuse et ne pouvait supporter que la cerise sur le gâteau ne vienne à manquer. Cela lui donnait la nausée. Lui aussi était parti et c'était le seul pour lequel elle osait des mots étonnamment dépourvus de sens. Des "tant pis" dont elle espérait que le temps parviendrait à la convaincre.

Malgré toutes ces pensées qui se bousculaient en elle et ne voulaient que la pousser à quitter la salle en claquant la porte, elle acquiesça docilement. Le geste était timide, à la mesure de son renfermement depuis qu'il avait refermé la porte. Sans la claquer, il l'avait juste laissée glisser et seule se verrouiller sur un passé trop doux comme pour se laver les mains d'un quelconque pécher. Que la foule décide.

« Bien. Vous aurez donc la gentillesse de nous communiquer la bonne réponse. »
« La réponse a, je pense. »
« Vous voilà bien plus utile à la classe tout à coup. »

Ses joues s'empourprèrent, son regard se fit fuyant et se fixa sur ses chaussures qu'elle apercevait sous la table. Elle avait des pieds de danseuse classique et un corps qui commençait à s'éloigner de cette image du parfait petit rat. Ses orteils boudaient effectivement les ballerines depuis des mois avec une obstination nouvelle. Pourtant, on lui avait dit qu'elle avait de l'avenir avec ces bouts de tissu. C'était comme avec les pianos, elle était douée d'après ce que certains prétendaient ; même ses parents, à l'occasion, l'admettaient non sans fierté. Mais quand vous vous appelez Cromwell, aussi doué que vous soyez, il n'y a pas de temps à perde en entrechats ou lectures partitions. C'est une règle sous-jacente que moues et expressions de l'arbre généalogique ne manquent pas de vous rappeler. Toutes ses forces avaient déjà quitté Ivy – parties avec Morphée - alors elle savait déjà qu'elle suivrait ce long sentier bordé d'une pelouse parfaitement taillée qu'on avait bien voulu lui tracer sans la consulter. De toute façon, elle avait été une enfant quasiment modèle n'osant les incartades que rarement voire inconsciemment et n'éprouvant même pas l'envie d'en demander plus. A elle, on lui en demandait d'ailleurs beaucoup et la seule chose qu'elle avait pu obtenir était de se diriger vers le droit plutôt que la finance. Même cela ne lui plaisait pas tant que ça. Il fallait l'admettre : il y a des vie qu'on ne se choisit pas.

« Où es-tu, Ivy ? »

La voix se voulait douce, attentive, on aurait presque pu oublier cette avidité qui y régnait, ce besoin impérial d'apprendre de nouvelles histoires à diffuser au creux de toutes les oreilles. Malgré toute sa crédulité, il y avait une chose pour laquelle Ivy ne risquerait jamais rien : son intimité. Alors elle préservait jalousement toutes ces bribes de passé, toutes ses pensées et tout ce qui était venu s'incruster dans sa peau. Elle pouvait se dévouer corps et âme, damner jusqu'à la dernière parcelle de chair pour un inconnu mais, même avec ses amis les plus proches, elle répugnait à parler d'elle. Certains louent encore aujourd'hui l'énigmatique Ivy alors que d'autre crient à la pudeur exagérée ; tous ne sont finalement qu'ignorants.

Ce n'était que quelques mois après l'épisode du cours de maths, assez de temps pour qu'elle ait obtenu son diplôme et commencé des cours de droit sans la moindre conviction. Des épisodes, il y en avait même eu d'autres entre temps mais tous les raconter serait laborieux. C'était aujourd'hui ou peut-être hier, pas plus loin. La vie, pour Ivy, était un long fleuve tranquille où l'on berçait et entretenait l'Ennui. Ce jour-là, le vent dansait sur les toits et la pluie glaçait les corps alors que le soir précoce s'annonçait. Ivy rentra dans le Starbucks où on l'attendait. Remerciant l'homme qui lui avait tenu la porte, elle se dirigea instinctivement vers leur table habituelle - ça ne l'aurait pas dérangée de s'asseoir autre part mais il lui était difficile de se défaire d'aussi stupides coutumes. Il était là, trempé jusqu'aux os comme s'il s'était délibérément jeté sous une gouttière pour se donner cet attendrissant air de chien mouillé ; il ne l'aurait pas. Il, c'était son meilleur ami ou quelque chose comme ça, l'étudiante avait toujours eu du mal lorsqu'il s'agissait de coller des étiquettes. Mais oui, meilleur ami conviendrait.

« Aujourd'hui, tu as pris un chocolat viennois. »
« Sûr ? Je ne me sentais pas vraiment partie pour ça.. »
« Certain. Et on finit son gobelet, jeune fille !»

Ivy s'attela tout de suite à la tâche,s'exécutant avec application alors qu'elle écoutait le récit des nouvelles, longues, drôles, surprenantes, superbes et trépidantes aventures du jeune homme. Ne vous fiez pas au nom, elle appréciait ces réunions autant qu'elle pouvait désirait le silence en d'autres instants. Aucune goutte ne lui échappa, cela jouait aussi dans la saveur de sa boisson. Alors qu'elle allait laisser s'échapper quelques commentaires saupoudrés de cynisme et qu'elle plaçait donc le gobelet entre ses mains rougissantes sous la différence de chaleur entre elle et la boisson, quelqu'un les interrompit. Un garçon dont elle ignorait tout mais ce n'était pas à elle qu'il s'adressait même si un sourire poli lui fut décerné. Le nouvel arrivant lui fut présenté comme un ami de fac et bla, et bla. Déjà, elle n'écoutait plus, chaque son se faisant plus lointain et formant une berceuse opaque. C'était dans son caractère et elle savait s'adonner à cette pratique avec discrétion mais, cette fois-là, l'expérience qui s'emparait d'elle était quelque peu différente et lui faisait perdre toute contenance. Personne, même pas son meilleur ami qui jetait sur elle des coups d'œil attentifs, ne remarqua alors la rougeur qui s'emparait aussi de ses pupilles. Un instant, une absence, elle fut saisie.

Dans la cohue qui agitait le café, une adolescente plutôt jeune, une boisson plutôt chaude et des perturbations. Des pas alignés qui la menait vers elle, elle et sa peau froide. Des relents sucrés, des regards perdus, un pas mal assuré. Il n'y eut rien de délibéré, juste un pied inconnu sur lequel on vient glisser, trébucher.Et un liquide tout aussi indéterminé qui vient brûler à vif.

Pouvant sentir la douleur, Ivy se jeta en arrière mais, sur ses habits, aucune tâche pour certifier cet évènement passé. De même, devant elle, aucune fille aux cheveux longs, bruns et frisés ou presque. Elle ne pouvait quand même la voir. Quelques pas plus loin, la scène dont la répétition lui avait été montrée se rejouait. A nouveau ces gestes, ces voix, ce pied et un verre à nouveau par terre mais seule une goutte intrépide vint souiller le jean de la jeune femme déjà préparée. Sur son visage se peignait une incompréhension qui n'avait rien à voir avec ce que la maladroite assaillante pensant.

« Désolée.Excusez-moi ! Je... »
« Ce n'est rien, vraiment rien. » , elle se tourna vers les deux garçons, « Tu gardes mes affaires ? Je reviens. »

D'un pas qu'elle tentait de contrôler, elle se dirigea vers les toilettes ; elle détestait les toilettes publiques. Par bonheur, aucune autre femme n'avait décidé d'investir les lieux et ce ne fut qu'un face à face avec elle-même. D'un geste, avant toute considération, elle fit partir le liquide qui avait presque déjà séché et calma les battements de son cœur qui manifestait le trouble qu'elle éprouvait. Pour une sensation de déjà-vu, celle-ci était bien étrange. Ces dernières se manifestaient de plus en plus souvent mais, pour la première fois, elle avait agi différemment de ce qu'elle pensait. Ses neurones se perdaient dans de nouveaux dédales aux contours effrayants ; elle y pensa. Et, finalement, ayant retrouvé ses esprits, elle jugea que, dans la précipitation, elle s'était laissée emporter dans ses délires.

« Avoue, je t'ai manqué. »
« Qu'est-ce qu'il y a ? »
« Oh rien, c'est juste étrange de se faire agresser par du café. »